Sara Eva est la seconde épouse de Felipe. Olivia, onze ans, et sa sœur Aïtana, huit ans, sont les deux filles issues de son premier mariage. Quand nous sommes arrivés ici, elles étaient chez leur mère. Mais dès le lundi suivant, alors que Gwenn faisait un brin de toilette et que je préparais le repas du soir, elles ont déboulé pour me surprendre dans l’endroit qui nous sert de cuisine afin de nous saluer avec un grand sourire enchanteur. Après trente secondes d’observation, Aïtana se lance. — Dice Naranja Rhérôme, dice Naranja! Le soir précédent, Felipe s’était esclaffé longuement en m’entendant prononcer le mot « orange » dans la langue de Don Quichotte. Il avait certainement passé le mot et malgré les trouvailles de Gwenn pour m’apprendre à roucouler les « R », distinguer les simples « R » de leurs cousins doublés, puis à racler la gorge pour prononcer correctement les « J » ou les « G », voilà qu’en m’essayant à nouveau, je fais coup double. D’une part, je provoque une nouvelle et immédiate hilarité chez nos visiteuses du soir et d’autre part, voilà que je me trouve soumis de bonne grâce à toute la lexie espagnole permettant de placer correctement sa langue dans son palais. — Dice ratón, dice cocodrilo, dice rojo, dice mujeres … (dis souris, dit crocodile, dit rouge, dit des femmes). Rien de tel que de paraître cornichon pour provoquer la sympathie. Elles me laissent subitement interdit quand, avant de me quitter et d’aller rejoindre leur famille pour le dîner, elles me serrent naturellement dans leurs bras comme pour me faire un gros câlin alors que nous nous connaissons depuis moins de dix minutes.
Toute la semaine, ces épisodes se sont répétés. Olivia et Aïtana sont revenues régulièrement, toujours aussi chaleureusement, tapoter à une fenêtre pour nous saluer le matin ou, discuter le soir en rentrant de l’école avec un sac de provisions. Entre deux photos de nos enfants dont la blondeur et l’âge les surprennent, elles tentent de nous apprendre quelques rudiments langagiers et nous encouragent avec leurs sourires et leurs affections à structurer quelques phrases simples ou passe-partout.
Alors que nous nous baladions en compagnie de Tronco (le chien de la casa) dans la forêt de pins gigantaux qui nous entourent ici, nous discutions récemment avec Gwenn de la soudaine étrangeté des destinations qui nous faisaient rêver quand nous étions dans nos vingts printemps. Le désir d’ailleurs se situait alors pour nous dans les mégalopoles en Amérique, aux Etats-Unis ou au Canada, parfois en Australie, dans les temples de la modernité technologique et consumériste. Ces projets sont pour l’essentiel devenus pour nous des chimères, des formes d’hallucinations, tandis que nous nous émerveillons chaque jour de ce que l’Andalousie, l’Espagne et la vieille Europe nous proposent comme image de la culture et de l’altérité.
Dimanche dernier, alors que nous flânions dans les ruelles de Cordoue, nous percevons soudainement une forme d’agitation avant que le bruit d’une fanfare ne monte à nos oreilles. Vamos ! Nous prenons aussitôt la direction du clairon, presque excités comme des enfants à l’idée de taper sur un tambour. Assitôt, nous nous retrouvons au cœur d’une procession mélangeant tous les dignitaires de la ville dans leur costume de cérémonie, entourés par une foule joyeuse, chantante et encourageant au rythme de la grosse caisse et des cuivres les porteurs des différentes confréries. Tour à tour, ces hommes forts portent en chapelet un chariot qui doit peser plus d’une tonne sur lequel siège une statue de cire digne du musée Grévin de la Sainte Vierge entourée de dizaines de cierges. Ces porteurs sont les héros de la fête, ils s’entraînent toute l’année pour réussir le jour dit la traversée de la ville, quitte à ce que le haut de leur dos se trouve déformé par la violence de l’effort physique. Tout ce folklore nous ravi. Sans que nous n’en comprenions bien tous les tenants et aboutissants, la communion et la joie qui se dégagent de ce moment nous exaltent et participent à rendre, cette fois encore, la journée douce et mémorable.
Quand nous racontons le soir à Felipe et Sara Eva nos trouvailles de la journée, ils se réjouissent spontanément de notre ravissement et nous invitent à venir en avril voir les processions de la semaine sainte qui apparemment, valent aussi leur pesant d’or ou de cacahuètes. La barrière de la langue rend certes les conversations un peu difficile avec nos hôtes du moment mais nous nous découvrons, peu à peu, avec le rythme de nos activités et de nos déjeuners communs du midi, ou plutôt de quatorze heures trente.
Felipe se dévoile bel et bien l’homme au cœur d’ange que nous avions détecté à notre arrivée. Il aime nous apprendre patiemment, tranquilo, la menuiserie, l’art de souder ou encore l’usage de tel ou tel outil dans les circonstances adéquates. C’est avec le souffle de sa confiance et de ses encouragements, qu’en deux semaines, nous avons, entre autres activités, entièrement démonté une charpente, recyclé le bois et construit une petite cabane pour protéger le complexe système de robinetterie qui alimente en eau les maisons et le potager du domaine. Felipe semble aussi connu pour ses innombrables compétences qu’engagé dans la communauté. Il s’occupe du réseau d’eau de la copropriété, il est aux côtés des pompiers pour éteindre les feux, il répond présent à chaque fois qu’un voisin a un problème. En retour, il apporte sa contribution financière à la famille grâce aux commandes que les voisins lui passent régulièrement, sans prévenir. Cette semaine, il est ainsi allé trois jours avec son ami Julio construire un potager à deux encablures d’ici. Que fera-t-il la semaine prochaine ? No lo sé ! Les choses se passent au jour le jour sans qu’apparemment il en soit tourmenté. Peut-être ce calme lui vient-il de son enfance en Argentine qu’il nous dit avoir quitté à l’âge de vingt-deux ans, alors qu’il avait déjà connu cinq monnaies différentes ? Ou peut-être ce caractère lui vient-il, comme pour beaucoup de nous, du regard que sa compagne porte sur lui ? Ou peut-être encore, a-t-il fait sienne une des maximes que Sénèque suggérait à son ami Lucilius dans leur correspondance régulière : « ce n’est point d’avoir peu, c’est de désirer plus qu’on est pauvre ».
Avec Sara Eva, nous discutons longuement, souvent lors du déjeuner du midi que nous préparons en alternance. Elle est passionnante. Les trois jours qui viennent, elle exercera un de ses métiers, celui de guide touristique, pour un groupe venu à Cordoue. Dans la semaine, elle donne des cours de yoga pour des petits groupes qui viennent ici, dans la coupole qu’ils ont spécialement construite avec Felipe à cet effet ou dans la salle municipale du village voisin, Santa Maria de Trasserria. Nous discutons beaucoup d’éducation. C’est une maman très attentive à la façon d’élever sa merveilleuse Luna de neuf mois, de trouver l’harmonie avec les deux autres filles de Felipe, d’exprimer des règles sans qu’elles soient perçues comme des oukases d’une marâtre et d’entendre en retour « tu n’es pas ma mère ». Elle partage facilement avec nous ses questionnements, ses doutes, nous interroge sur la façon dont nous avons fait avec nos propres enfants. Elle nous inclut immédiatement dans leur vie et c’est très gratifiant. Ainsi, cette semaine, voilà qu’elle reçoit un appel d’une association qui veut disposer de sa coupole pour un événement. Elle jubile et nous raconte la nouvelle, l’opportunité qui s’ouvre à elle et pourquoi elle y voit une bulle d’oxygène. Nous comprenons alors aussi combien pour eux le confinement a signifié l’arrêt complet et angoissant de toute activité. Mais Sara Eva, comme Georgia, a une vision à long terme de ce qu’il est possible de construire pour eux. Elle juxtapose les compétences et les activités qu’avec Felipe ils peuvent associer pour se bâtir une vie heureuse, harmonieuse, connectée à la nature et rester maître de leur tempo et de leur agenda.
Vendredi, nous serons à nouveau et déjà sur les routes. Cette fois pour Tarifa, un des lieux culte des windsurfers, près de Gibraltar. Une autre aventure nous y attend, comme un rêve d’adolescents que nous avons envie de réaliser avec Gwenn et que je raconterai dans un prochain épisode. Mais nous savons déjà que nous reviendrons mi-janvier, ici à Cordoue, chez Sara et Felipe, pour une dizaine de jours.
Hasta luego et muchas gracias por leer (à bientôt et merci de nous lire).
Ce serait sympa d'avoir une carte façon Indiana Jones pour voir vos avancées. Vous ne regrettez pas le pick up avec Camper ?