Il y a quelques semaines, un vendredi soir, après une longue semaine de labeur, notre ami Yaël s’est fait déchiqueter une partie de la jambe par un tronc d’arbre mal agrippé. Nous apprenons la nouvelle par Nico, le village est en émoi.
Le lendemain, moins de 24 heures après l’accident et quelques heures après avoir été amputé, il nous appelle sur son lit d’hôpital : “ça va, j’ai la foi, une nouvelle vie commence, je vais tourner une page, j’ai hâte de connaître la suite”.
Nous restons sans voix. Heureux d’entendre la sienne alors que nous avons craint le pire et médusé par son aptitude à immédiatement porter son regard et à utiliser ses ressources vers l’avenir. Aujourd’hui comme hier, lorsque nous avons abattu des dizaines d’arbres et que nous les avons transformés en planches, lorsque nous l’avons vu manier son tracteur, ses tronçonneuses géantes, sa scie mobile puis construire en quelques semaines sa scierie près de la menuiserie de son père, il ne nous a pas simplement impressionné, il nous a fournit un modèle pour continuer à aller, nous aussi, de l’avant. Dans une période où la nostalgie du passé se transforme en programme politique (Make Un Peu Près Tout Great Again), je dis à Eric (le père de Yaël) combien son fils nous bluffe. Jeune, Eric était un homme de théâtre. Il retrouve les mots d’André Gide : « Rien n’empêche le bonheur comme le souvenir du bonheur ».
Nous sommes quelques semaines plus tard. Il y a quelques jours, Yaël nous a envoyé une vidéo de lui, marchant pour la première fois avec une prothèse. Deux vidéos en fait : l’une où il marche longuement dans le couloir de Kerpape (le centre de rééducation où il passe ses semaines à Lorient) en tenant une canne de sa main droite, l’autre où la canne reste dans sa main sans lui tenir d’appui sur le sol. Nous sommes impressionnés et émus.
Entre ces deux moments, le film de nos vies a connu plusieurs épisodes. Yaël n’a pas vécu un long chemin tranquille. Malgré sa force physique et son mental d’acier apparent, les souffrances et les doutes ne l’ont pas épargnées : les images de l’accident qui reviennent en flash, les douleurs du membre fantôme, le passage de l’hyperactivité aux questions sur ce qu’il est et sera possible de faire, les réveils nocturnes. A Kerpape, il côtoie ceux qu’on ne voit pas : des blessés ukrainiens, une femme immôlée par un ex-mari jaloux, des paralysés, des infirmes en tout genre. Ils deviennent des camarades de parcours et le voilà qui médite sur cette phrase : « l’homme naît pour souffrir comme l’étincelle pour voler ».
Alors, enfin, cette vidéo. Qu’elle tombe bien !
Entre ces deux moments, nous avons beaucoup construit et jardiné tandis que nos enfants passaient avec brio leurs épreuves du moment. Alexis est devenu un homme de fer aux Sables d’Olonnes en 10h42. Lola est désormais diplômée de Sciences Po et prend part à l’organisation de la convention citoyenne sur les rythmes de l’enfant. Eva continue sans relâche son engagement pour un meilleur traitement des enjeux climatiques et obtient d’importantes victoires dans une ambiance de backlash désespérante.
Avec l’arrivée des beaux jours, les effets de la photosynthèse sont manifestes à Mané Bihan. Quelques heures de tracteurs, on se retourne et on a l’impression qu’une forêt de fougères a poussé derrière soi ! Alors nous envisageons plus sérieusement la compagnie de moutons. Vincent nous vante la résistance des camerounais qui, par ailleurs, n’ont pas besoin d’être tondus car leur duvet tombe au printemps. Reste à clôturer et fabriquer un abri.
Gwenn bichonne le potager ou plutôt les potagers, ainsi que les arbres fruitiers. La terre, amendée à la fiente de poules que nous a apportée Hervé cet hiver, semble plaire particulièrement aux fraises qui sont aussi nombreuses que sucrées cette année. Mais voilà le retour du mildiou. Gwenn se résigne à arracher les pommes de terre qui sont également la proie des doryphores. Ne pas se décourager. Garder le cap. La bonne humeur, les compétences et l’enthousiasme de Malika et Laetitia sont des remèdes efficaces.
Côté bricolage, l’extension en ossature bois a pris forme grâce aux nombreux et réguliers conseils d’Eric, et avec le support de l’incroyable Jo, qui m’a aidé à monter les murs et à les couvrir d’une toiture en 31 feuilles de zinc. A chaque étape, j’adresse à Yaël quelques photos. Elles veulent dire : « regarde la transformation en cours, vois ce qu’il advient de ce qu’on a fait ensemble, regarde ce que nous pouvons bâtir grâce à toi ». Une façon de lui tenir la main.
Entre ces deux moments, nous avons régulièrement échangé avec les parents de Yaël, Éric et Véronique. D’une certaine façon, nous avons pris soin les uns des autres. Nous, en prenant de leurs nouvelles. Et eux, en nous racontant comment ils vivaient cette nouvelle vie. À deux reprises, Eric et Yaël sont venus jusqu’à nous pour regarder notre construction, vérifier mille détails ici où là, où encore trouver la façon de poser le bardage extérieur pour accueillir les futures huisseries.
Après une de ces deux visites, Eric m’appelle : « Est-ce que ça te dirait de venir poser un escalier chez un client avec moi ? ». Bien entendu, je ne demande qu’à être utile et à apprendre. Sur ces chantiers, Eric a l’habitude de travailler avec Yaël. Ils ont façonné pour grande partie l’ouvrage ensemble avant l’accident. Je me rend une première fois à l’atelier d’Eric pour l’aider à faire une partie du montage à blanc. Quelques jours plus tard, durant deux jours et demi, nous assemblons l’édifice chez Johanna et Jérémie, les clients. Comme nous, ces derniers rénovent une longère sur un espace de plusieurs hectares. Les matériaux utilisés sont dans un esprit similaire mais leur mise en œuvre est plus largement déléguée à des artisans. Quand nous arrivons, Renaud, le carreleur, travaille dans la salle de bains pendant qu’une équipe de plombier s’active dans le gîte. Je discute brièvement avec Joanna des enduits terre qu’elle a appliqués sur certains murs car je sors d’un stage pour découvrir le matériau et apprendre sa technique de pose. L’escalier sera une pièce maîtresse de la rénovation. Je joue ainsi le rôle de l’assistant poseur. J’aide à porter, j’écoute les consignes d’Eric comme je suppose qu’une infirmière le fait dans un bloc opératoire. J’observe et j’essaye de me rendre utile comme lorsque j’accompagnais feu mon ami Jean-Marc dans les premiers temps de notre collaboration. Je tente en particulier de mémoriser l’endroit où nous posons les mille outils nécessaires au montage pour les retrouver promptement et les donner à Eric au moment propice. Une fois la balustrade et les premières rampes posées, nous ajustons et coupons, les unes après les autres, les marches et contremarches de l’édifice. Rien ne semble davantage lier les humains que de faire ensemble. Comme nous en avions fait l’expérience avec Yaël, voilà que l’escalier ne sert plus simplement à passer d’un étage à un autre, mais qu’il est le prétexte à forger une amitié.
Au fil de ces échanges, nos amis comprennent que la santé de Gwenn vacille. Que les maux qui l’ont conduite à se faire opérer une première fois fin octobre dernier sont de retour. Qu’elle souffre le martyre.
J’écris ces lignes alors qu’elle est au service de réanimation depuis plus de 48 heures. On me dit que tout s’est bien passé et je m’accroche à cette idée. A l’espoir que la névralgie du trijumeau qui l’empêche de vivre depuis un moment ne devienne qu’un malheureux et lointain souvenir. A la perspective que la vie reprenne et qu’elle puisse manger, boire, parler, respirer, marcher face au vent, mettre la tête sous l’eau, se laver les dents, sans être soumise à ces décharges et ces brûlures qui arrivent sans prévenir et s’installent pour des durées aléatoires. Au désir qu’elle arrête ces médicaments anti-douleur qui ne l'atténuent que modérément et qui la plongent dans un état second et une fatigue quasi constante.
Si elle tenait ma plume, elle me dirait de ne pas écrire ce dernier paragraphe. Par pudeur ou par gêne. Par crainte certainement que l’on s’apitoie. Mais tel n’est pas le propos. Le récit des douleurs de Yaël nous a permis d’être avec lui, de l’encourager et de lui dire, sans j’espère le victimiser davantage, combien lui et ses parents étaient devenus chers à nos cœurs.
Alors si elle tenait ma plume, je lui dirais juste que j’écris ces mots parce que je l’aime.
« L’homme naît pour souffrir comme l’étincelle pour voler »
« Rien n’empêche le bonheur comme le souvenir du bonheur »
P.-S. Au moment où je poste cette lettre, nous sommes de retour à Lignol, Gwenn va mieux et semble sortie d’affaires :)
Merci pour ce partage émouvant mon frère. J'espère que Gwen va bien. Bisous à vous deux
Merci pour ce message si émouvant . Heureuse d’avoir de vos nouvelles, même si elles ne sont pas toutes au beau fixe. Bravo pour vos enfants, votre extension, votre jardin. Et surtout plein d’encouragements à Gwenn, j’espère que ça va aller de mieux en mieux. On vous embrasse fort