Quand j’étais jeune dirigeant, je défendais mordicus face à nos méchants concurrents l’indépendance de la société que je menais. Elle signifiait notre capacité à décider par nous-mêmes, à définir notre stratégie sans dépendre de contingences extérieures. Elle signifiait que l’actionnariat de la société n’était pas détenu par des investisseurs inconnus ou désincarnés, des fonds de pension ou d’autres prédateurs aux intérêts potentiellement (et très sûrement) divergents des nôtres. En pratique, cette « indépendance » s’est traduite par mon entière dépendance aux désirs ou aux caprices du propriétaire ultra-majoritaire de l’entreprise. Elle n’était qu’une illusion, une chimère. Celle d’être autonome, libre même, croyais-je parfois. Que nenni ! Je pouvais fantasmer à cette souveraineté tant que je délivrais les résultats attendus et que je me soumettais aux injonctions contradictoires de l’humeur du jour.
Ce qui me semble étrange, avec le recul, c’est que j’utilisais souvent ce mot — indépendance — sans clairement me questionner sur ce qu’il signifie. Peut-être cela vient-il de ce que ma mère me dit depuis mon enfance. Tu es un oiseau libre, mon fils. Peut-être cela m’a-t-il donné à penser que je pouvais voler dans le ciel de la vie sans me préoccuper des arbres, des montagnes, des courants d’air, de la pluie, des tourbillons, du soleil, des nuages. Indépendamment de tout et de toutes circonstances.
À l’époque, je n’avais pas lu Kant. Ni très bien aujourd’hui d’ailleurs. Je ne savais pas que la liberté kantienne renvoie étroitement à la notion d’autonomie, au sens de la loi à soi-même. Que la liberté relève de l’obéissance à « une loi que je me suis moi-même créée ». Qu’elle passe donc pas une forme de contrainte. Une contrainte à une loi instituée par soi-même. Mon ami Pierre dit d’une façon que je trouve éclairante : « être autonome, c’est choisir ses dépendances ». En conscience. Il ajoute : « ça n’a donc rien à voir avec l’indépendance ».
Eh oui ! Indépendant, j’ai cru pourtant l’être à nouveau en devenant mon propre patron puis en prenant le statut éponyme et si mal nommé d’indépendant. Mais non, bien sûr, le statut ne dit rien de l’autonomie de celui ou de celle qui choisit ce chemin, de la réflexion menée pour identifier ce que j’abandonne, du renoncement au confort apparent du salariat, de mes nouvelles dépendances pour trouver mon autonomie.
Récemment, j’accompagne ma mère à son rendez-vous chez le gériatre. Une consultation dite d’annonce. Il fallait y penser. Bref, la gériatre annonce donc, à ma mère aussi fébrile que nerveuse : « Madame, vous avez une maladie de la mémoire, un Alzheimer. Vous avez compris ? » Avant de poursuivre : « En conséquence Madame, vous ne pouvez plus rester chez vous. Vous devez vivre entourée ». Comprendre, rester dans votre maison de retraite. Le transitoire vient donc de s’annoncer durable. Ma mère, sonnée et en colère, hurle alors, elle aussi, son besoin de liberté. Elle dit qu’elle veut rentrer chez elle immédiatement. Être chez elle seule. Laissez-moi seule. Ma liberté c’est d’être seule. J’ai toujours aimé être seule. Non madame, ce n’est pas possible. Le choix n’est plus possible. Fin de la liberté. Ma mère me regarde, me suppliant de lui ouvrir la porte vers sa liberté, de la laisser rentrer chez elle. Cornélien. Que dire ? Comment réagir face aux visions diamétralement opposées de la sécurisation de nos vies ? Que signifie protéger ma mère ? Est-ce que je la protège en respectant ses demandes ou en me pliant aux injonctions sécuritaires de ses médecins ?
Je tente une transition probablement abrupte. Comprenez que je malaxe le thème de la liberté dans mon cervelet depuis un moment.
Pour Gwenn et moi, les choix sont encore ouverts. Alors que nous avançons consciemment sur le chemin pour reprendre le contrôle de nos vies, quelles sont donc les dépendances dont nous ne voulons plus ? Et/ou celles que nous sommes désormais prêts à accepter consciemment ? Quelle est la loi que nous voulons nous instituer ?
J’ai déjà évoqué ici notre réflexion autour de l’argent. Identifier nos besoins financiers, travailler — si besoin, si tant est qu’il faille définir les choses ainsi — pour obtenir le juste nécessaire. Défaire les chaînes du « travailler plus pour gagner plus ». Dire qu’on a élu un président sur ce mantra, je n’en reviens toujours pas.
Tout cela pour libérer l’agenda. Avoir du temps, de l’espace temps et apprendre à l’utiliser, en profiter, sans culpabiliser. Hier, nous rendions visite à Jérémie et Lynda, deux amis centraliens en pleine transition. Jérémie refait en ce moment un bac pro. Pour pouvoir acheter des terres agricoles, se former au maraîchage bio et à l’arboriculture. Il est passionné par les arbres fruitiers. Il nous raconte que lors d’une journée de stage chez un pépiniériste, il commet une erreur potentiellement lourde de conséquences. Son esprit de centralien et de startupeur se met en route (il a déjà créé et revendu plusieurs jeunes pousses). Il commence à calculer les impacts, le temps « perdu », les conséquences financières pour son maître de stage. Avant de constater tout étonné que celui-ci, découvrant les choses, en rigole et se met naturellement, sans aucun agacement ni reproche à regarder comment remettre les choses en état. Jérémie nous dit : « Notre rapport au temps est absorbé par la productivité. Nous voyons chaque heure qui passe comme un coût. Il faut délivrer. Et je m’aperçois en travaillant avec certains (pas tous, loin de là) agriculteurs qu’ils fonctionnent différemment. Ils sont habitués aux intempéries, aux mauvaises récoltes. Leur planification est relative. Leur adaptation permanente ». Je crois que nous voulons apprendre cela. Apprendre à faire les choses tranquillement. Apprendre à garder notre calme et notre sourire face aux imprévus, aux provocations. Aller donc aux contacts de celles et ceux qui ont appris cela, intégrés cela dans leurs cellules, leur ADN. Qu’en dis-tu Angélique ? C’est presque du Thich Nhat Hanh, non ? 😉
J’ai récemment lu une enquête sur les riches libertaires de la Silicon Valley qui se fabriquent des abris de survie quand ils ne n’achètent pas des îles pour pouvoir vivre seuls, coupés du monde quand l’apocalypse, qu’ils prévoient inévitable bien sûr, arrivera. Des survivalistes qui « ne redoutent pas la fin du monde, mais la fin de leur monde » et dont le comportement témoigne de leur grande confiance dans le collectif ! Il n’est pas question de cela dans notre démarche. Ni de se retirer du monde, ni d’apprendre à vivre en autarcie, ni d’ailleurs de fonder notre démarche sur un effondrement. Je dirai qu’il s’agit plutôt de se (re) trouver, de développer de nouvelles compétences en dehors des fourches caudines du métro-boulot-dodo, de nouvelles façons d’être à nous-mêmes et au monde.
Suite au prochain épisode.
j'aime bien ta réflexion sur la liberté et le lien avec ta mère qui comprend qu'elle est en train de la perdre. Pour moi, la liberté, c'est de ne plus ou pas fonctionner comme un robot mais m'offrir le choix en cultivant une certaine qualité de présence à moi-même et aux autres.
Ce matin je reçois suite à la publication de mon dernier article un message de Jérémie m’invitant à lire cet article récent de Reporterre. Étonnant de résonances. Merci Jérémie. https://reporterre.net/Portraits-de-dissidents-de-l-ordre-consumeriste